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Message d'alerte

Sauver mon droit d’exister

A l’heure où le ministère du travail organise des séminaires pour favoriser l’insertion des travailleurs handicapés, il se peut qu’une assistante sociale de la MDPH diminue de 80% les aides humaines qui vous permettaient justement de mener une vie autonome et de vous rendre chaque matin, comme tout citoyen, au travail.

Comment cela est-il possible ?

L’assistante sociale pourra un jour vous appeler pour fixer un rendez-vous « afin de faire connaissance ». Ravie de l’intérêt qu’elle vous porte, vous la recevrez sans doute autour d’une tasse de thé et vous commencerez à lui raconter votre vie : comment vous vous lever, vous vous habillez, vous vous lavez, vous mangez, vous dormez…et si vous oubliez de lui expliquer comme vous faites pour aller aux toilettes, l’assistante sociale, elle, s’en souviendra.

Ce qu’elle ne vous a pas dit, cette charmante dame qui s’intéresse à vous, qui vous écoute raconter avec quelle ardeur vous vous accrochez à la vie, c’est qu’elle doit remplir des petites cases qui transformeront votre quotidien en une peau de chagrin…

Atteinte depuis la naissance d’une myopathie, accumulant les défauts de fabrication, j’avais réussi à accumuler suffisamment de bonnes notes à mes examens pour devenir professeur de français en 2010. En 2012, à 27 ans, je quittais enfin le domicile parental pour mener une vie d’adulte, active et autonome. Mes parents, heureux de pouvoir m’aider à m’installer dans un appartement, rassurés de voir que j’avais suffisamment d’aides humaines pour vivre sans eux, allaient pouvoir jouir amplement d’une retraite bien méritée. Quelle chance d’être en France !

Pendant deux ans, mes parents et moi avons pu voler de nos propres ailes mais le 1er septembre 2015, un courrier m’annonçait que je passais de 8 heures d’aide par jour à 2 heures et 22 minutes d’aides humaines. Avais-je miraculeusement amélioré mes capacités physiques pour justifier une telle différence ? Malheureusement, non. Ma « capacité vitale », comme les médecins l’appellent, avait diminué. J’avais en réalité perdu en capacité respiratoire. Un nouvel appareil de compagnie m’aidait à respirer la nuit et à me ventiler trois heures par jour. Trois heures de souffle en plus mais six heures d’aide en moins. La MDPH avait-elle du mal à calculer ?

Six heures en moins, qui s’explique en réalité par la manière dont ont été évalué mes besoins. En 2012, l’assistante sociale qui avait entendu mon projet de vie et d’indépendance m’avait prévenue : « notre grille d’évaluation ne répond pas aux besoins réels des personnes en situation de handicap. Nous nous arrangerons. » Et je la remercie d’avoir joué avec les mots et les cases pour m’offrir une vie digne pendant 2 ans. En 2015, en revanche, la nouvelle assistante sociale m’a bien fait rentrer dans les cases, quitte à gommer tout ce que j’avais réussi à construire.

L’évaluateur qui fait bien son travail compte votre vie en minutes. A lui de juger, ce dieu de la MDPH qui possède votre vie entre ses mains, combien de minutes il vous est nécessaire pour vous habiller, vous laver, manger, aller aux toilettes, aller faire vos courses et sortir de temps en temps pour vos loisirs. Ces minutes sont ensuite tout simplement additionnées, comme si vous alliez réaliser tous les actes de votre vie les uns à la suite des autres. Ainsi, j’ai 2 heures et 22 min par jour pour me lever, me laver, m’habiller, aller au travail et revenir, manger mes 3 repas par jours, faire mes courses, sortir voir des amis, me déshabiller, me coucher, sans oublier d’aller aux toilettes ! Une personne en pleine santé est-elle capable de réaliser un tel exploit ?

Est-il concevable d’embaucher une auxiliaire de vie 2 minutes pour vous aider à rentrer dans votre douche et à en sortir mais ne pas lui régler les 15 minutes que vous passez à vous laver seul car vous êtes encore capable de le faire ?

Il est une chose encore plus étonnante. Vous le saviez, vous, qu’une personne atteinte d’un handicap avait moins de besoins qu’une personne valide ? Elle n’entretient pas son lieu de vie et ne prépare pas ses repas. Ne cherchez pas, ces cases n’existent pas dans le tableau des évaluateurs mais soyez rassurés, on vous aidera volontiers à manger ce que vous n’aurez pas réussi à préparer. Une fois que vous aurez avalé le vide de votre assiette et lorsque la poussière de votre appartement aura atteint votre cou, ils pourront vous aider à appeler les pompiers pour vous faire hospitaliser.

Une telle évaluation a le pouvoir de vous rendre plus malade que vous ne l’êtes. On pleure, on s’indigne, on crie de rage, on s’était si bien battu jusque là, pas vrai les parents ?

Il faut alors saisir la seule chance qui vous reste : contester la décision et faire un recours au Tribunal de l’Incapacité de Paris, c’est une question de survie. Il ne suffit pas de contester, il faut argumenter, justifier pourquoi vous êtes incapable de vivre en 2 heures et 22 minutes par jour, à coup de lettres et de dossiers médicaux et puis il faudra vous armer de patience parce que le jugement n’aura lieu que dans un an.

Un an à 2 heures et 22 minutes par jour et vos parents peuvent mettre de côté leur retraite pour à nouveau s’occuper de vous comme d’une enfant, s’ils le peuvent, vider leurs économies ou s’endetter pour financer les heures d’aides humaines manquantes. Sans eux, vous auriez dû arrêter de travailler et vous ne sortiriez plus de chez vous.

Un an plus tard, la peur au ventre, l’heure du jugement dernier est enfin arrivée. Vous voilà dans une petite salle d’attente qui ressemble à la cour des miracles. Il y a des bras plâtrés, des chevilles en attelle, ça boîte entre la machine à café et les chaises en plastique, ça chuchote avec les avocats. Tous ont le visage fatigué. Ils sont venus de loin, ça fait déjà trois heures qu’ils attendent, bon sang qu’est-ce qu’ils foutent dans ce bureau ?

La porte s’ouvre, c’est votre tour. Et là vous y croyez au tribunal, à la justice, à la raison !

Une juge, en âge d’être à la retraite, tassée sur sa chaise derrière un grand bureau, me regarde entrer accompagnée de mon père en plissant les yeux. Ses verres de lunettes ne lui suffisent plus à y voir clair. « Vous êtes venue avec votre mari ? » Raté. Mon cher père de 70 ans s’assoit à mes côtés, tassé lui aussi soudainement par l’angoisse. Madame la juge possède-t-elle toutes ses facultés ? A-t-elle réussi à lire tous mes courriers ?

Les deux assesseurs, la greffière et un médecin, également présents dans la salle demeurent impassibles.

On décline nos identités et voilà que le corbeau se met à battre des ailes. Le nez sur mes courriers, elle tourne les pages et cherche le sujet du litige. « Oui, madame la juge, j’avais bien 243,33 heures d’aides humaines par mois…je n’en ai plus que 56,58 c’est exact ». Je suis invitée à raconter ma journée et cette fois, je n’omets aucun détail, ce qui finit par l’agacer. « On a compris, me dit-elle ». C’est tout ce que je demande, moi, qu’on me comprenne…

« Bon, vous voulez combien ? » Combien ? Soudain j’ai peur. On marchande, elle veut mon prix et si je ne dis pas le bon, je vais perdre mon acheteur. « Une heure en plus, juste une heure en plus, c’est le minimum ». Je demande 3 heures et 30 minutes par jour pour survivre, 3h30 et j’oublie les sorties entre amis, mes leçons de piano, les courses, mes rendez-vous chez le psy, chez le médecin, mes allers retours à la pharmacie, je les oublie. Donnez-moi 1h30 pour me préparer le matin, 1 heure pour manger le midi et une heure pour mon diner et mon coucher.

Elle prend en note.

Mon père ose intervenir : « vous remarquez que dans notre courrier nous avions demandé beaucoup plus ? ». N’a-t-elle pas bien pris en note ce que je venais de lui demander ? Mon père est invité à rester bien tassé dans son fauteuil et à les laisser faire leur travail. C’est au tour du médecin référent, cet homme peinant à taper sur les touches d’un ordinateur, d’effectuer son expertise. Votre meilleur avocat, ce sont les comptes rendus médicaux que vous avez envoyé il y a un an et que le médecin référent commence seulement à examiner devant vous. Il ne faut pas lui en vouloir, vous êtes le dixième cas qu’il voit dans la journée et il a déjà dû s’improviser chirurgien, cardiologue, diabétologue et neurologue. Lui et les touches de son ordinateur sont un peu perdus.

Il me fait passer dans une salle d’auscultation et je me tiens prête pour un testing musculaire. Allez-y mes muscles, expliquez-lui que vous ne pouvez rien faire. « Il est inutile d’enlever votre manteau ! » Mince. Moi qui me réjouissais d’onduler et de battre des bras une bonne dizaine de minute pour lui démontrer avec quelle dextérité je parvenais à retirer les manches de ma doudoune.

Le médecin met ses lunettes, sort un stylo et une feuille simple, puis il commence par s’excuser : il doit cocher des cases, c’est la procédure. Il me prend alors une envie furieuse de lui faire une tête au carré. Ma vie ne se réduit pas à des croix, monsieur le docteur. J’ai déjà répondu aux questions et on m’a déjà donné une note que je conteste !

Mais je réponds poliment pour lui éviter d’éplucher mon dossier médical : pour chaque compétence, j’ai le choix entre « difficulté absolue », « difficulté grave », « difficulté légère » ou « pas de difficulté ». Se mettre debout ? Faire des transferts ? Marcher ? Se déplacer ? Assurer l’élimination ? Entendre ? Parler ? Maîtriser son comportement dans ses relations avec autrui ? Les jeux sont faits.

Nous retrouvons le juge, les assesseurs, la greffière et mon père. Mon regard lui annonce le verdict. On est foutu. Nous restons encore une vingtaine de minutes pour écouter le médecin dicter son compte rendu à son ordinateur avec l’aide d’un micro. Il détache les mots, les répètent plusieurs fois parce que la machine a du mal à suivre. Moi, je fais des calculs dans ma tête : seulement 4 « difficultés absolues » pour 22 questions, merde, je ne suis pas assez malade.

On recevra le verdict par la poste. Avant de nous congédier, la juge me félicite d’avoir un emploi. Dois-je vraiment lui dire merci ? Mon père le fait à ma place et nous rentrons.

Quinze jours plus tard, nous recevons la décision du tribunal qui a statué en ma faveur. C’est écrit là, noir sur blanc, signé par le médecin, la présidente et la secrétaire : « les besoins de compensation de Mme Sarah Salmona justifiait l’attribution de 3 heures 30 par jour depuis le 1er septembre 2015 » Mes parents vont pouvoir arrêter de vider leur compte en banque et moi de culpabiliser d’être à nouveau un enfant à charge. La MDPH n’a qu’à bien se tenir, qu’elle n’ose tout de même pas faire appel de la décision !

Elle n’a pas attendu de recevoir la décision du tribunal. Elle a fait appel le jour de mon audience où aucun représentant n’avait daigné être présent. Je l’ai appris un mois plus tard en appelant le service juridique de la MDPH des Yvelines, les assistantes sociales de Saint-Germain-en-Laye restant sourdes à mes courriers. « Il y a un appel en cours, vous recevrez un courrier du tribunal. »

Il faudra attendre un an de plus. Si j’obtiens gain de cause en 2017, mes droits devront être renouvelés en 2018 et je serai à nouveau confrontée aux évaluateurs de la MDPH et à leurs tableaux. Nous pourrons ainsi recommencer indéfiniment notre combat.

En 2016, mon père et moi avions réussi à obtenir un entretien avec l’attachée de direction du conseil départemental des Yvelines, Mme Bénédicte Richard. Elle avait tordu et replié un trombone une bonne vingtaine de fois entre ses mains en nous écoutant raconter notre histoire mais n’était pas parvenue à nous expliquer clairement pourquoi j’avais pu perdre autant d’heures. « Les plafonds n’ont pas changé. Nous nous sommes simplement alignés avec les évaluations des autres départements. »

La vraie raison, coincée dans la gorge de Mme Richard, c’est que les caisses sont vides. L’Etat a confié aux départements le soin de financer les aides humaines tout en diminuant drastiquement leur budget. Les évaluateurs ont reçu ordre de dévaluer les besoins des personnes en situation de handicap.

L’Etat français a fait donc un choix stratégique. Ne vaut-il pas mieux abandonner ceux qui ont le moins de chance de s’en sortir ? Et si ces personnes, en mauvaise santé, venaient à disparaître, à qui manqueraient-ils vraiment ? Ça soulagerait tout le monde, enfin !

Une société qui choisit d’abandonner les plus faibles, choisit de perdre son humanité. Elle choisit de perdre des êtres humains qui connaissent la valeur de la vie car ils la tiennent entre leurs mains comme un vase de cristal. Elle choisit de perdre ceux qui ne se plaignent jamais, parce qu’ils n’ont pas le temps de s’apitoyer sur leur sort. Elle choisit de perdre des guerriers qui avancent avec leurs âmes, qui ont su s’inventer des armes pour survivre et qui n’attendent ni gloire, ni lauriers, ni territoires mais simplement le droit d’exister. Elle se prive d’êtres qui savent aimer l’autre pour ce qu’il est.

N’oubliez pas les plus démunis, au risque d’oublier que vous êtes des êtres humains avant tout.

Ne nous abandonnez pas.

Sarah

 

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